Le jūdō (柔道) appartient à la grande famille des gendai budō (武道), ou « arts martiaux modernes » japonais développés entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe siècle en faisant évoluer les bujutsu (武術), « techniques de guerre » des bushi (武士) et des samurai (侍), guerriers du Japon féodal comparables à nos chevaliers [1]. Le karate (en fait karatedō), l’aikidō, le kendō, le sumō sont les exemples de budō les plus connus. Le jūdō est issu en particulier des jūjutsu (柔術) [2], « arts de l’adaptation » [3], consistant à retourner la force de l’adversaire contre lui : jū yoku gō o seisu (柔よく剛を制す), « le doux peut l’emporter sur le dur », céder pour vaincre. Pour être plus précis, Jigorō Kanō (治五郎嘉納 ; 28 octobre 1860-4 mai 1938) a fondé le jūdō en faisant la synthèse du Kitō ryū (起倒流) et du Tenjin Shin’yō ryū (天神真楊流), les deux styles (ryū 流) de jūjutsu qu’il avait étudiés. Le ne-waza a été développé avec l’aide d’experts de Fusen ryū (不遷流).
Le but des techniques de jūjutsu étant de détruire l’ennemi, elles sont très dangereuses. Maître Kanō voulait en faire une méthode éducative, bonne pour le corps et pour l’esprit, intégrant les principes fondamentaux jita kyōei (自他共栄), « entraide et prospérité mutuelle », et seiryoku zen’yō (精力善用), « bonne utilisation de l’énergie ». C’est pourquoi il a éliminé ou modifié les techniques dangereuses, développé le travail des ukemi (« réceptions » ou chutes, pour se préserver en subissant une technique) et changé le nom Kanō jūjutsu en jūdō : la « technique (jutsu) de l’adaptation (jū) » devenait ainsi la « voie (dō) qui passe par l’adaptation (jū) » [4]. En effet, le jūdō est considéré comme un chemin de vie. Ce changement est marqué par la fondation du Kōdōkan (講道館 « le bâtiment où l’on étudie la voie ») en mai 1882. Jigorō Kanō n’a alors que 21 ans. [5]
L’école ne tarde pas à voir sa réputation grandir en gagnant de nombreux défis lancés par d’autres écoles et grâce au soutien de hauts fonctionnaires séduits par les conférences et les articles de Jigorō Kanō, qui devient lui-même quelqu’un d’important dans la société japonaise (il est directeur de l’École normale de Tōkyō et remplit diverses missions de conseil pour plusieurs ministres). Le dōjō ne cesse de s’agrandir et, avec les déménagements, passe rapidement de 12 tatami à 167 tatami (et aujourd’hui plusieurs étages). Au Japon, le jūdō est bientôt rendu obligatoire dans les écoles. Maître Kanō voyage toute sa vie pour le promouvoir dans le monde entier. Avec le Kōdōkan, il élabore les premiers règlements du jūdō sportif. Il devient le premier membre asiatique du CIO en 1909. À sa mort en 1938, il est nommé au deuxième rang impérial, la plus haute distinction qu’un haut fonctionnaire puisse recevoir (le premier rang est réservé à la famille de l’empereur). Le jūdō devient sport invité aux Jeux olympiques de 1964 à Tōkyō. Il devient enfin sport officiel du programme olympique aux JO de 1976 à Montréal. C’est maintenant une discipline populaire partout dans le monde.
La légende de la première invention de Jigorō Kanō
« Jeune, Jigorō Kanō était petit et chétif. Ses camarades se moquaient de lui en permanence. Du fait de sa santé fragile, il décida de s’adonner au sport pour développer son corps. Après la gymnastique et le base-ball, il commença l’étude du jūjutsu à l’âge de 17 ans, au moment de son entrée à l’université. On raconte qu’il allait au dōjō tous les jours. Les entraînements étaient très rudes et Jigorō Kanō en revenait souvent couvert de bleus et d’égratignures. Mais jamais il ne se serait plaint ! Il devint plus fort et résistant, mais restait petit et léger. Aussi essayait-il de bien étudier les techniques et les déplacements des autres pratiquants afin de mettre au point des techniques qui lui permettraient de les vaincre. Il y avait au dōjō un élève qui pesait près de 90 kilos. Après l’avoir bien observé, Jigorō Kanō lui demanda s’il acceptait de l’affronter. Malgré son poids, il le projeta de façon spectaculaire avec une technique qu’il venait de mettre au point : kata-guruma. »
[1] À vrai dire, d’après moi, « art (ou technique) martial » correspond à « bujutsu », tandis que « budō » devrait se traduire « voie martiale ». Le kanji 武 bu, « la guerre », serait une combinaison de symboles signifiant « arrêter la lance ». De là à dire que les « arts de guerre » sont en fait des « arts de paix », il n’y a qu’un séduisant jet de shuriken, qu’on tente assez souvent.
[2] On les appelle aussi yawara (和/柔). Les jūjutsu sont différents du jujitsu, self-défense moderne développée en France.
[3] Ou « de la souplesse ». Jū/yawara (柔) signifie à la fois « adaptation, douceur, souplesse, non-résistance, harmonie, délicatesse », du corps comme de l’esprit. Je préfère « adaptation » à la traduction habituelle « souplesse », qui est un peu ambiguë puisqu’il ne s’agit pas seulement de devenir élastique comme un gymnaste, mais de pouvoir s’adapter à toute situation.
[4] C’est une des traductions proposées par Yves Cadot, grand spécialiste du japonais et de l’histoire du jūdō (voir note suivante). Il propose aussi « domaine de l’adaptation ». On traduit d’habitude « voie de la souplesse » ou « voie de l’adaptation ».
[5] C’est un résumé très simplifié. La référence incontournable sur l’histoire, les objectifs et le contexte de la création du jūdō : J. Kanō, Du jūdō et de sa valeur éducative comme pédagogique, texte introduit, traduit et commenté par Yves Cadot, Metatext, 2014.